Le savon des virtuoses - épisode 2

 (Transcription des sténogrammes après chaque passage sténographié)

Alors que d’ordinaire elles tambourinent sans ménagement sur le piano, les mains de Théo glissent avec légèreté d’une touche à l’autre, et toutes les notes de la valse s’élèvent sans aucun couac ni canard boiteux. Théo est aux anges et madame Préludes aussi. Plus besoin de feindre l’admiration, elle est réellement émerveillée. Théo croit entendre des applaudissements après avoir fait résonner la dernière note de la valse. Il se lève et salue son public imaginaire, puis retourne à la valse. Il veut encore savourer sa performance. Madame Préludes le laisse rejouer à sa guise.

Dans ce moment magique, ni Théo ni sa professeur ne s’aperçoivent que la demi-heure de cours est dépassée sur le cadran de l’horloge. Quand le père de Théo sonne à l’interphone, il est en retard pour venir chercher son fils. En sueur dans sa chemise, la joue et un pan de bras éraflés, il inquiète madame Préludes par son air dérouté quand elle lui ouvre la porte. « Tout-à-fait navré madame, je viens d’avoir un gros pépin avec ma voiture. Un gamin s’est… »

Théo lui coupe la parole « Écoute papa » et de lui rejouer la valse avec un regain d’allant et d’expression. Le père n’en croit pas ses oreilles. Encore plus tourneboulé qu’à son arrivée, il s’assied sur la chaise de l’entrée, oubliant la politesse d'en demander la permission. Théo termine sur une impeccable envolée de notes et reste silencieux, attendant les commentaires enthousiastes de son père. Mais des gouttes de sueur dévalent du front de monsieur Léonard. Ses mains commencent à trembler. Redoutant qu’il ne s’évanouisse, madame Préludes se hâte de passer une serviette sous l’eau pour lui rafraîchir les tempes. « Merci » articule-t-il laborieusement«…je voudrais du café…pour me remonter…s’il vous plaît ». Madame Préludes est embarrassée, elle ne boit jamais de café. Elle se souvient qu’elle a une cafetière dans un coin de placard, mais restera-t-il du café moulu et un filtre pour s’en servir ? Il y a si longtemps qu’elle n’a pas préparé de café pour des invités. Tandis qu’elle remue ses placards, le père de Théo se redresse. A la perspective du café qui va lui être servi, son malaise s’atténue et lui rend la parole plus facile.

« Il a failli passer sous mes roues ce gamin. Je n’ai braqué le volant qu’au dernier moment. Il a tellement crié ! J’ai cru l’avoir atteint gravement, mais c’est moi qui me suis le plus amoché en percutant un platane. Ce gamin, il devait avoir l’âge de Théo, je n’aurais jamais pu me remettre de l’avoir écrabouillé ». Dans la cuisine, madame Préludes a mis la main sur un reste de café moulu et un fond de paquet à filtres. Tout en s’efforçant d’échanger des propos qui calment son hôte perturbé, elle verse à présent de l’eau dans la cafetière et … s’aperçoit que le niveau ne monte pas. Bientôt une flaque s’étale autour de l’appareil. L’examinant de près, elle remarque qu’à la base des vis sont  desserrées. Il faut cette fois trouver un tournevis qu’elle déniche heureusement rapidement d’un vide-poches. Mais les vis sont coriaces. Monsieur Léonard  s’y acharne à son tour … Elles ne bougent pas d’un millimètre. « En y mettant du savon, elles pourraient mieux tourner ». Madame Préludes lui apporte le flacon de savon liquide à l’étiquette accrocheuse qui n’échappe pas à l’œil de monsieur Léonard.

« Bein dites donc, si Théo a pensé à se laver les mains chez vous, ce savon lui a fait un sacré effet ! Je ne l’ai jamais vu jouer aussi bien qu’aujourd’hui ». Théo, resté en retrait, se défait de sa mine boudeuse en entendant son père reconnaître enfin ses talents. Il se remet à la valse pendant que Monsieur Léonard enduit de savon la tête des vis qui deviennent beaucoup moins récalcitrantes au tournevis. Et devinez ce qu’il se produit alors ? C’est renversant.