Le savon des virtuoses - épisode 1

(Transcription des sténogrammes après chaque passage sténographié)

Le masque bien en place au-dessous de ses yeux, madame Préludes époussette son piano en attendant le premier élève post-confinement. Ce n’est pas le plus commode, avec lui les cours sont houleux. Il enrage rapidement si ses doigts se fourvoient plusieurs fois sur les touches et comme il prend très peu le temps de répéter chez lui les musiques à apprendre ou à réviser, il s’embrouille fréquemment pendant les cours. La majorité des élèves de madame Préludes ne se comportent heureusement pas de cette façon. Ils ont pour la plupart la patience de rejouer à sa demande et en redoublant d’attention les passages sur lesquels ils dérapent. Le jeune Théo n’a pas cette patience. Madame préludes aurait préféré un autre élève pour cette reprise de cours contraignante avec les recommandations liées à l’épidémie : port d’un masque, nettoyage systématique du piano, lavage des mains, mise à distance des personnes. Il s’est trouvé que ce sont les parents de Théo qui les premiers ont répondu à son message de reprise des cours.

Théo arrivera donc chez madame Préludes dans moins d’un quart d’heure, juste le temps de vérifier que l’étiquette qu’elle a collée sur la bouteille de savon liquide y adhère toujours autant. Elle l’a spécialement mise pour que Théo se lave les mains de bon gré, qu’il fasse même mousser avec insistance le savon entre ses doigts pour bien s’imprégner du pouvoir promis sur l’étiquette. On peut y lire : ’’Savon désinfectant, délie les doigts, améliore le jeu pianistique, savon préféré des virtuoses’’. Quand Théo se présente, il a la mine éteinte. Visiblement il n’a aucun enthousiasme à se remettre au piano. « J’ai rien fait depuis la dernière fois » marmonne-t-il en franchissant la porte sans un bonjour. Madame Préludes lui sourit  tout de même derrière son masque et l’invite à se laver les mains. Théo repère immédiatement l’étiquette prometteuse du flacon et il sait lire, pas de doute, car il se sert et se ressert  abondamment du savon à tel point que madame Préludes doit intervenir pour l’arrêter.

« Et si nous nous mettions au piano ? Le savonnage de tes mains est largement suffisant ». Théo installe alors avec empressement ses partitions sur le pupitre, impatient de voir l’effet du ’’savon préféré des virtuoses’’ sur ses mains.  Déjà sa professeur de piano le regarde admirative. Elle ne feint qu’à moitié son admiration, surprise de remarquer l’élégante aisance avec laquelle il a posé ses mains sur le clavier. Car lui se voit en habit de concert face à un rutilant piano à queue, couvercle déployé au travers duquel il entraperçoit ses camarades d’école, surtout la belle et trop fière Hortense qui pour la circonstance se départirait de l’air dédaigneux qu’elle adopte dès qu’il cherche à attirer son attention. Il va lui jouer cette valse de Chopin que madame Préludes lui fait inlassablement travailler pour la réunion d’élèves de fin d’année. Aujourd’hui il est sûr de la jouer sans rien escamoter, très confiant dans ses mains imprégnées de l’odeur du savon qui ’’délie les doigts et améliore le jeu pianistique’’. Les mots de l’étiquette du flacon de savon tourbillonnent dans sa tête tandis qu’il s’élance pour la valse.                                       Suite à l'épisode deux